Oraison funèbre
Chers élèves, chers collègues, chers parents,
Nous sommes réunis aujourd’hui en ce jour funeste, pour rendre hommage à deux spécialités dont notre lycée va se voir privé : la spécialité « Histoire géographie et sciences politiques » et la spécialité « Lettres, humanités et philosophie ». Ces deux spécialités, sœurs jumelles, à peine nées, se voient déjà vouées à la tombe et emportent avec elles les espoirs d’avenir de dizaines de jeunes gens ici présents. Cet avortement, cette mort prématurée, plongent élèves, parents et professeurs dans la désolation. Au-delà de cette disparition tragique du lycée, ce que nous pleurons aujourd’hui, c’est la disparition d’une promesse d’égalité des chances pour nos élèves, c’est la disparition d’une vision d’un nouveau baccalauréat attractif et qui eût permis à chacun de trouver sa voie et de s’accomplir, c’est la disparition de l’ouverture culturelle dans notre territoire.
La spécialité « Histoire géographie et sciences politiques », aurait donné la possibilité aux élèves de perfectionner leur compréhension du monde actuel, des relations qu’entretiennent les états, de l’histoire de notre pays, de ses valeurs mais aussi du monde dans lequel la France évolue. Elle aurait été un véritable atout, soit pour les préparer aux concours d’écoles prestigieuses comme sciences politiques ou l’ENA, soit plus largement pour entrer en facultés de droit, d’histoire, de géographie, de sociologie, d’économie, de journalisme.
La spécialité « Humanités, littérature et philosophie » aurait permis à nos élèves de se saisir de toute la complexité du langage et de la pensée afin d’appréhender les réflexions et raisonnements qui ont construit notre monde et sur lesquels reposent nos sociétés et notre culture. Non seulement, elle aurait été un tremplin pour les élèves qui souhaitent travailler dans la communication ou dans le journalisme mais en outre, elle s’avérait absolument nécessaire pour entrer en classes préparatoires, en facultés de lettres, de philosophie, de droit ou d’art. En effet, comment prétendre à de telles études sans avoir été initié à la littérature et à la philosophie ? C’est tout simplement cette perspective que l’on refuse à nos élèves !
Cette perte, cette amputation pour le lycée, est d’autant plus cruelle qu’on nous demande de mettre en balance deux spécialités qui s’éclairent l’une l’autre. Comment comprendre le monde qui nous entoure, l’humanité et les relations que nous entretenons les uns avec les autres en séparant ces deux matières ? Au Cyclope, borgne, Ulysse faisait croire qu’il n’était personne : comment nos élèves peuvent-ils devenir quelqu’un alors qu’on les menace de devenir borgnes en ne gardant qu’une spécialité ? Permettons-leur d’arriver dans le monde des adultes, dans le monde professionnel avec les deux yeux grands ouverts.
Pour finir, ayons une pensée émue, pour cet établissement et pour l’homme qui lui donne son nom : cet homme qui a tant compté pour l’histoire, qui a tant compté pour la littérature, car il ne pourrait que déplorer cet instant pénible et douloureux. Comment priver le lycée Aragon d’une de ces deux spécialités, lycée baptisé en hommage à un homme de lettres et d’histoire ? Le résistant Louis Aragon a non seulement réveillé l’humanité menacée dans les moments les plus sombres de l’histoire de notre pays mais ses œuvres, qui sont devenues des classiques, témoignent toujours de son engagement auprès des générations d’aujourd’hui. Et nous accepterions que notre lycée qui porte le nom de Louis Aragon ne permette pas d’étudier l’Histoire et la littérature ?
Ci gît désormais, le lycée Aragon, dont la lente agonie a débuté en décembre 2018.