« [Q]ue voulez-vous, c’est la vie, c’est comme ça les enfants, on ne peut pas tout avoir,
il faut partager, il faut accepter. Soyez raisonnables. »
Sandra Lucbert, Le ministère des contes publics, p. 20.
Au lycée Jules Haag nous avons un héritage : nous savons mesurer. 73h en moins
l’année prochaine, 14 ETP en 3 ans, près d’un quart des postes en 20 ans. Voilà pour les chiffres.
Mais qu’en est-il pour les élèves, pour leurs conditions d’apprentissage qui, par essence, sont
aussi nos conditions de travail ? Qu’en est-il de ce qui se passe dans les cours ? Qu’en est-il de
la vie scolaire, du métier d’enseignant lorsque, année après année, nous voyons nos classes se
remplir jusqu’à la dernière chaise, lorsque, chaque jour, nous constatons l’impossibilité
grandissante de bien faire notre travail ?
Au lycée Jules Haag nous savons mesurer, nous savons donc, aussi, ce que la mesure ne
dit pas. Les chiffres indiquent l’état de la dégradation, mais il reste à en décrire le vécu. Moins
d’adultes dans l’établissement, c’est une autre ambiance qui s’installe. Plus de cours en classe
entière, ce sont les élèves qui fatiguent. Un lycée, une journée de cours, c’est un tout. Nous
sommes tous impactés. Tous, nous vivons la dégradation dont les chiffres donnent la mesure.
Les élèves sont les premiers à en pâtir, en particulier ceux qui, en difficultés, demandent à être
davantage suivis. Mais comment prendre soin de ceux qui en ont besoin lorsque depuis
plusieurs mois une seule CPE doit suivre plus de 1500 élèves ? Comment, en classe, aider les
plus fragiles lorsque c’est à 35 qu’il faut s’adresser ? C’est alors à l’entraide que nous appelons
nos élèves pour qu’ils pallient au manque de remplaçant, pour qu’ils se répètent entre eux ce
que nous avons dit à tous. Seulement, cette entraide nécessite elle-même des conditions. Et
comment peut naître la solidarité dans des groupes classes éclatées au sein desquels, désormais,
les élèves sont moins souvent ensemble qu’avec d’autres. Comment les Professeurs Principaux
peuvent-ils organiser cette solidarité lorsqu’ils doivent jongler avec plus d’une trentaine de
collègues pour espérer, par impossible, se faire une idée de ce qui se passe ? Dans ces nouvelles
conditions, chacun se trouve renvoyé à lui-même, comme un nœud singulier du maillage
complexe que les algorithmes de Pronote tissent pour nous. Qui peut encore suivre le fil
autrement que par des chiffres ? L’administration s’y efforce, mais à quel prix quand on sait
que la dégradation les concerne également ? Le tout nous échappe au point de disparaître. Ne
reste donc plus que Pronote, ce Panopticon à l’œil cybernétique. Chacun s’y réfugie, se
rassurant dans l’idée que l’unité invisible qui préside à son fonctionnement nous garantit encore,
virtuellement, la cohérence de ce que nous vivons.
Au lycée Jules Haag, nous avons décidé de ne plus nous en laisser compter. Nous avons
décidé de nous retrouver à nouveau, d’échanger, de discuter, de nous donner le temps de parler
et d’agir ensemble. Notre but est comptable car nous savons parler le langage qui nous emploie,
mais notre espoir et nos joies sont d’ores et déjà vécus. En un sens, nous avons déjà gagné.
Aujourd’hui, le lycée vibrait d’un autre rythme. Nous avons dû l’apprendre à nouveau, certains
pour la première fois, et c’est heureux. Ce fut une belle traversée. À l’arrivée, les portes fermées
du palais des chiffres. L’issue était prévisible, nous connaissons la logique du langage
comptable. Au jeu des chiffres, les vécus sont inopérants. Non pas qu’ils ne seraient pas
audibles – on daigne encore montrer un intérêt pour la vie éducative, on accepte de l’enregistrer
–, mais on nous dit qu’il faudrait que nous comprenions que ce n’est pas ainsi qu’il faut chercher
à saisir ce qu’il y a de nécessaire dans la situation. Le vécu rate le nécessaire car il arrive trop
tard. Les calculs sont déjà faits. Toutes les possibilités ont été examinées, même l’équité a été
comptabilisée. Nous devrions nous estimés heureux, on a déjà pensé à tout, pour nous, on ne
nous avait pas oublié, on avait bien prévu que nous demanderions justice. Alors cet autre
rythme, cette musique, c’est inutile, vous comprenez bien. Il faut être raisonnable, accepter les
résultats. Regardez, ils sont indiscutables.
Non. Aujourd’hui nous nous sommes rappelés qu’il nous reste à désirer. La vie d’un
lycée doit déborder, sans quoi ce n’est pas une vie. Nous sommes enseignants, nous savons bien
qu’un cours vivant nécessite que quelque chose se passe qui déborde ce que nous avions prévu.
Cet incalculable échappe à toute mesure, mais en lui réside la véritable nécessité. Dénier cette
nécessité, c’est condamné à mort ce qui, dans la vie de l’État a pour mission de porter l’avenir.
Nos élèves sont l’avenir, nous devons leur communiquer le désir de vivre comme si cet avenir
n’était pas déjà donné, comme s’ils pouvaient déjouer tous les calculs. Nous sommes
raisonnables, nous savons que la DHG est le résultat d’un calcul, nous comprenons que M. le
Recteur doit opérer ce calcul. Mais nous lui disons aussi que la vie des lycées nécessite de
modifier les conditions du calcul car nous désirons enseigner. Notre désir d’enseigner déborde
le cadre de son calcul car le désir d’avenir de nos élèves déborde le cadre de nos cours, et nos
cours doivent continuer d’accueillir un tel débord, il en va du sens de notre métier. Voilà ce qui
est nécessaire, voilà ce qui mérite effort.
Quand on en est à mesurer la misère, il ne faut pas oublier que le problème n’est pas la
mesure mais la misère. Pour l’instant nous désirons des miettes, c’est que notre régime fait long
feu et s’est durci durant toutes ces années. Nous sommes raisonnables. Mais il ne faut pas s’y
tromper, si notre appétit commence petit, notre désir d’enseigner est resté à sa mesure :
incalculable. C’est là sa grandeur. Jamais nous nous résignerons à la misère précalculée, jamais
nous n’oublierons la grandeur de notre métier. Nous le ferons vivre, coûte que coûte – pour
l’avenir de nos élèves.
Collectif d’enseignants